19 mars 2014 2038 mots, 9 min. de lecture Dernière mise à jour : 7 novembre 2023

Luxe : le service et la satisfaction client parfois catastrophiques

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
La qualité de service est essentielle pour accroître la satisfaction et la fidélité de la clientèle. Les interactions avec le personnel sont essentielles pour augmenter la perception de la qualité de service ; pourtant certaines marques dans le secteur de […]

La qualité de service est essentielle pour accroître la satisfaction et la fidélité de la clientèle. Les interactions avec le personnel sont essentielles pour augmenter la perception de la qualité de service ; pourtant certaines marques dans le secteur de luxe semblent recruter des employés qui ne maîtrisent pas les codes du secteur, ce qui conduit à une divergence complète avec le positionnement de la marque ; et à l’insatisfaction de certains clients. Voici l’histoire vraie de mon expérience avec Berluti, une marque du groupe LVMH, ainsi que deux autres marques moins connues : Altan et Corthay.

La qualité de service est au cœur de la satisfaction client

Cela ne devrait pas être une surprise pour vous si vous lisez ce blog régulièrement : la qualité de service influence la satisfaction de votre clientèle. Le modèle SERVQUAL développé dans les années 80 par Parasuraman est toujours une référence pour ceux qui veulent comprendre comment mieux satisfaire leurs clients et les fidéliser sur le long terme.

Alors que certains secteurs ont rogné sur les services (Ryanair vient immédiatement à l’esprit), d’autres ont mis l’accent sur la qualité du service afin de se différencier. C’est le cas par exemple d’Easyjet dans la même catégorie « low cost ». C’est non sans ironie que l’on constate aujourd’hui, avec une dose de surprise mâtinée de soulagement, que les clients se sont lassés de la proposition de valeur de Ryanair et qu’Easyjet se retrouve être le grand gagnant. Easyjet a en effet refusé la course au prix lancée par Ryanair pour concentrer ses efforts sur le service. Aujourd’hui la compagnie est en passe de devenir la plus rentable en Europe, devant Ryanair. Michael O’Leary, le patron provocateur de Ryanair, est sur le point de perdre le combat et est forcé de retrouver l’humilité après avoir été en passe de subir l’humiliation.

Dans d’autres secteurs cependant, aucun compromis ne peut être autorisé sur la qualité de service. C’est le cas du secteur du luxe.

Des expériences client très différentes dans les magasins de luxe de la capitale française

La qualité de service étant au cœur de la satisfaction, je prends plaisir à l’évaluer lors de visites mystères dans les points de vente. Sans la pression de l’achat cela me permet de prendre la bonne perspective de juger objectivement comment les clients sont reçus.

Cette fois, j’ai décidé de visiter trois magasins vendant le même produit mais dans différentes catégories de prix : Altan Bottier, Corthay et Berluti .

Pour ceux d’entre vous qui voudraient obtenir de plus amples renseignements sur ces marques, je les renvoie à Parisian Gentleman, un excellent blog sur l’élégance masculine. Hugo Jacomet y a publié plusieurs guides sur les marques de chaussures où vous allez certainement apprendre beaucoup sur les bonnes et moins bonnes affaires.

Altan et Corthay : homogènes malgré un positionnement différent en matière de prix

Altan est une marque relativement confidentielle qui dispose de 3 points de vente dont une petite boutique surchargée dans le sud de Paris (rue Sainte- Beuve) où Sam reçoit ses clients comme des amis au milieu d’un joyeux capharnaüm de dizaines de paires patientant pour recevoir le traitement et la patine désirés. Cet endroit est totalement unique, gentiment chaotique, sent merveilleusement bon la cire et Sam y travaille avec un fond de musique classique. Entrer dans cette petite boutique de 20 m² est une expérience client en soi. Vous pourrez difficilement trouver une place pour vous asseoir et essayer une paire. L’expérience compte aussi pour la qualité du service et malgré le désordre ambiant elle est ici très positive. Un luxe clinquant n’est pas forcément nécessaire pour élever le niveau de service perçu ; parfois l’atmosphère est suffisante quand elle est complétée par une connaissance irréprochable des produits. C’est évidemment le cas ici. Sam est un passionné d’Art bottier et se fera un plaisir de vous expliquer l’histoire de la chaussure à travers les âges, son processus de fabrication, l’origine de ses cuirs, etc… Il s’agit d’un vrai connaisseur qui se fera un plaisir de vous narrer l’origine du richelieu à plastron qui l’a rendu célèbre (et qui est une version moderne d’un modèle dessiné en 1905 par un bottier parisien si ma mémoire est bonne). Que vous lui rendiez visite pour acheter ou juste pour voir, l’impression qui se dégagera sera celle d’un professionnel affable, accueillant, et heureux de partager sa passion.

Corthay est un autre bottier dont le magasin se trouve à quelques mètres de la Place Vendôme. Pierre Corthay, le créateur de la marque, est certainement l’un des plus talentueux bottiers français qui existent et a été reconnu comme tel en étant élevé au rang de « Maître d’Art » par le ministère de la Culture en 2008. Il en est d’ailleurs le seul représentant dans sa profession, ce qui ne trompe pas sur ses talents.

La Beauté du Geste / The Beauty of the Gesture from Parisian Gentleman on Vimeo.

La porte de sa petite boutique est située dans la rue Volney, dans une discrète entrée cochère. Ses best-sellers (dont l’emblématique Arca) sont exposés dans deux petites vitrines qu’on remarque à peine. Il ne faut pas longtemps pour visiter l’ensemble du magasin. Ce ne sont pas plus de 20-30m² dédiés aux créations du Maître : 10m² pour le prêt-à-porter, et autant pour le salon où les clients « bespoke » (sur-mesure) prennent place. Les chaussures y sont soigneusement exposées, sans toutefois d’excès de luxe. Quand je suis entré dans la boutique j’ai été accueilli par un employé (je ne dirai volontairement pas « vendeur ») qui était occupé à cirer, lustrer et patiner les paires posées devant lui. Le jeune homme était certes un peu timide, mais agissait avec une distance empreinte de respect et de savoir-vivre. Après tout il s’agit d’une boutique de luxe et les visiteurs sont très probablement habitués à certains comportements. J’ai posé volontairement quelques questions difficiles mais il fut impossible de le piéger. Il était évident qu’il maîtrisait parfaitement son métier et la précision de ses réponses me donnèrent d’ailleurs à penser qu’il était compagnon bottier plutôt que « simple vendeur ». Avant de partir j’ai eu l’opportunité de visiter l’endroit, de l’autre côté de l’entrée cochère, où deux bottiers fabriquent les commandes en sur-mesure. Je me suis senti privilégié et après notre poignée de main j’ai senti que malgré le savoir-vivre, la timidité, un lien avec le produit avait été créé (qui inspire d’ailleurs le billet d’aujourd’hui). Ca aussi c’est la qualité du service et elle favorise la satisfaction du client.

Berluti: un manque total d’homogénéité dans la qualité de service

Berluti est probablement la marque de chaussures (pardon, de souliers) la plus controversée. Certains l’adorent. D’autres la détestent. Je ne suis pas ici pour prendre position. Mon but était uniquement de visiter leur nouveau flagship store rue du Faubourg Saint-Honoré  (sans aucune intention d’acheter) et d’en évaluer le service. Le résultat n’est tout simplement pas à la hauteur de mes attentes.

J’ai été accueilli par un vendeur, certes bien habillé mais qui a été incapable de répondre à ma première question. Il a demandé à un de ses collègues de prendre le relais. Cette seconde personne, quoique très bien habillée également, sonnait faux (pour ne pas dire creux). Lorsqu’il présentait les produits, vous pouviez sentir le manque de passion et le fait qu’il était juste en train de réciter une leçon. Les quelques détails techniques qu’il a donnés étaient faux ou pas cohérents (preuve du « pitch » appris par cÅ“ur sans connaissance réelle du produit), ce qui a confirmé les nombreux récits que j’avais pu lire sur les forums spécialisés. Je lui ai posé quelques questions sur la marque et son histoire et là aussi les réponses ne volaient pas plus haut que le minimum syndical.

Le manque de qualité de service a culminé quand il me présenta les derniers modèles de chaussures. Je n’étais franchement pas intéressé mais la pression était là qui se matérialisa tout d’un coup dans une blague aussi inattendue que de mauvais goût :

« Achetez donc une paire, ça nous aidera à payer le loyer de la boutique ».

Je ne suis certainement pas pédant, mais un manque de savoir-vivre aussi flagrant n’est pas acceptable.

Dans l’ensemble l’expérience client n’était pas alignée avec le positionnement de la marque. Il y a un écart énorme entre le positionnement des produits, ce que la marque aspire à être et à représenter, et la qualité de service. J’ai observé un manque de connaissances, un manque de distance avec le client qui somme toute correspond à un manque de courtoisie (l’un des piliers de la qualité de service).

Berluti from Art of Craftsmanship on Vimeo.

L’analyse de deux stratégies marketing radicalement différentes

Il n’est pas nécessaire de s’appesantir sur l’importance de la qualité de service, sur son nécessaire alignement avec votre stratégie marketing, et le positionnement de votre marque. Malgré d’énormes différences de prix, vous pouvez voir que la promesse a été tenue chez Corthay et Altan. Chez Berluti par contre c’était loin d’être le cas. Toutefois… Je suis sûr que LVMH sait ce qu’il fait. Berluti était une marque confidentielle et réservée à un public de connaisseurs passionnés quand elle a été reprise par LVMH. Le groupe de Bernard Arnault l’a transformée en une vache à lait et on peut se demander ce qui est resté de son ADN original. Pourtant, je pense que cette stratégie est plutôt très intelligente pour rapporter des millions. Je m’explique.

Pour se développer, une marque a besoin de crédibilité. Olga Berluti et ses prédécesseurs se sont échinés à construire cette crédibilité que LVMH n’a eu qu’à acheter (tout comme ils ont acheté la crédibilité de Moynat dans le secteur des bagages et malles). Alors que la marque progressait doucement et gagnait en réputation au-delà du segment des connaisseurs, LVMH a soudainement « ouvert les vannes » et lancé une stratégie agressive d’ouverture de points de vente. La marque ne devait plus être confidentielle. Elle devait être connue, « popularisée » au-delà de son adresse historique rue Marbeuf afin de toucher un autre segment de la population, à savoir les personnes riches avec peu ou pas de passion pour le produit. Berluti était un signe de reconnaissance parmi les amoureux de la belle godasse il y a 20 ans ; c’est devenu un vecteur de prestige social que LVMH veut désormais exploiter de façon optimale (rappelez-vous le cas Roland Dumas qui au final aura contribué à accroître la réputation et le statut d’élite de la marque).

Si vous vous référez à la courbe d’adoption de Roger nous pourrions dire que les primo-adoptants (« early adopters » en anglais) étaient de vrais amateurs de chaussures, des vrais connaisseurs. L’heure est venue pour LVMH de pénétrer le segment du milieu, celui de la « majorité » qui permettra de tirer un maximum de bénéfices de l’acquisition faite par LVMH.



Publié dans Marketing.

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