7 février 2024 1240 mots, 5 min. de lecture

Est-il encore possible d’innover ? Le défi de la productivité.

Par Pierre-Nicolas Schwab Docteur en marketing, directeur de IntoTheMinds
Dans cet article j'analyse le ralentissement du rythme des innovations disruptives. Notre niveau de vie n'augmente plus que marginalement depuis le début des années 2000. Les causes sont à chercher dans la baisse de la productivité de la recherche scientifique.

La croissance économique repose sur la capacité humaine à proposer des innovations qui augmentent notre productivité. Depuis le début des années 2000, ce type d’innovation est devenu rare. Alors qu’il fallait une génération (30 ans) pour doubler la productivité (et donc la richesse) au 20ème siècle, il faut désormais 175 ans. Cette situation s’explique par bien sûr des répercussions importantes, notamment économiques, sur nos sociétés. Les Large Language Models (LLM) apportent toutefois un nouvel espoir.

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Les inventions ont moins d’effets sur la croissance qu’autrefois

Nos parents ont connu après la seconde guerre mondiale une époque bénie. Cette époque de reconstruction a vu fleurir les innovations radicales qui ont contribué à une élévation sans précédent du niveau de vie. En France par exemple, les innovations ont permis d’augmenter la productivité à rythme annuel moyen de 2,5% entre 1973 et 2003. Sur 30 ans, la productivité a donc plus que doublé. Entre 1945 et 1975, le rythme annuel moyen atteignait même 5%.

Aujourd’hui toutefois, nous assistons à un ralentissement généralisé. La productivité n’augmente plus dans les mêmes proportions. Entre 2003 et 2023 la croissance moyenne annuelle n’a été que 0,4% en France et 0,6% en Europe. Il faudrait dès lors 175 ans pour parvenir à un doublement.

Les innovations ne se suivent plus au même rythme. Notre société n’est plus capable de produire le même niveau de rupture technologique pour augmenter la productivité. Pour paraphraser Robert Gordon « Les innovations d’aujourd’hui ont moins d’effet qu’autrefois ».

Tout ceci rejaillit bien entendu sur notre moral et sur la direction que prend notre société toute entière. La stagnation du bien-être entraîne des frustrations qui elles-mêmes se transforment en épiphénomènes comme la polarisation.

Une baisse de la productivité par phases

La baisse de la productivité s’est faite par à-coups. La première rupture est intervenue au milieu des années 1970 avec

  • La généralisation des appareils électriques : les tâches manuelles dans les pays occidentaux étaient alors déjà largement remplacées par des aides électriques
  • L’atteinte d’une vitesse maximale pour les transports commerciaux : la vitesse moyenne des avions de ligne n’a par exemple plus augmenté significativement.

Une seconde rupture a eu lieu entre 1980 et 2003, grâce à l’ordinateur personnel. Ce dernier a d’abord remplacé les technologies moins efficaces qui peuplaient les espaces de bureau, avant de devenir une fenêtre sur le monde grâce à internet. Depuis, l’espace professionnel attend sa révolution. Il ne s’est rien passé dans le monde du travail qui en a augmenté la productivité de manière drastique … jusqu’en 2023 et l’arrivée des LLM via ChatGPT. Nous y reviendrons plus tard.

Mais avant tout il nous faut nous interroger sur les raisons de cette stagnation. Pourquoi est-il si difficile de proposer des innovations de rupture. La réponse est donnée par une étude de 2020 qui mérite d’être mise en lumière.


L’effort de R&D a été multiplié par 18 depuis les années 1970 afin que la Loi de Moore puisse se réaliser.


Il est de plus en plus difficile d’avoir de bonnes idées

Cette étude a été publiée dans l’American Economic Review en 2020 par un groupe de 4 chercheurs travaillant à Standford et au MIT. Autant dire que leur pedigree les met au-dessus de tout soupçon en ce qui concerne la qualité de leur travail.

Ces chercheurs montrent que quel que soit le domaine, la productivité augmente moins vite que l’effort en termes de R&D. En d’autres termes le nombre de chercheurs nécessaires pour faire augmenter la productivité n’est pas constant. Il ne fait qu’augmenter, ce qui mécaniquement fait baisser le rendement de la R&D. Ceci est illustré par le graphique ci-dessous tiré de l’article en question. Alors que le nombre de chercheurs n’a fait qu’augmenter depuis les années 30, la productivité de la recherche n’a fait que baisser.

Aggregate Data on Growth and Research Effort

Les auteurs de l’étude donnent plusieurs illustrations concrètes de ce résultat dans les domaines de la médecine, de la recherche pharmaceutique et de l’agriculture. Mais c’est peut-être l’illustration qu’ils donnent de la Loi de Moore qui est le plus facile à comprendre.

La Loi de Moore postule que le nombre de transistors sur une même surface double tous les 2 ans. Ceci correspond à une augmentation annuelle de 35%. En mesurant les dépenses en R&D des sociétés impliquées dans le développement des puces depuis les années 70, les chercheurs ont découvert que le nombre de chercheurs nécessaires pour garantir cette croissance annuelle de 35% n’était pas constant. L’effort de R&D a été multiplié par 18 depuis les années 1970 afin que la Loi de Moore puisse se réaliser (voir graphique ci-dessous).

Data on Moore’s Law : effective number of researchers needed to realize it between 1970 and 2015

Il me faudra revenir dans un autre article sur les résultats obtenus pour la médecine, la pharmacie et l’agriculture. Car les découvertes sont ici encore plus marquées et la situation largement plus négative.

Des innovations de plus en plus anecdotiques

Le corollaire de cette difficulté à innover est que les innovations qui nous sont proposées sont de plus en plus anecdotiques. Permettez-moi d’illustrer ce paradoxe avec un exemple emblématique. L’iPhone.

Je me souviens avec émotion de la présentation de l’iphone en 2007. Mais que s’est-il passé depuis.

Apple a fait chaque année un événement de la présentation de son nouvel iPhone. Il est devenu plus grand, plus puissant, plus lourd … mais rien n’a vraiment changé. Pire, on nous sert aujourd’hui des innovations qui sont une vraie régression par rapport à la vision initiale qui visait à se débarrasser du clavier. Au CES 2024, voici ce pour quoi le monde de la tech s’est passionné. Un clavier pour iPhone. Steve Jobs doit se retourner dans sa tombe.

Je pourrais bien entendu continuer à l’envi. Ces 20 dernières années ont été pavées d’innovations pseudo-révolutionnaires. Les CES de Las Vegas ont honoré ces 20 dernières années des innovations qui n’ont rien de révolutionnaires. Qu’est-ce que les écrans OLED, les téléviseurs 3D, la 5G, la 8K, les montres intelligentes (« smart watches »), les réfrigérateurs connectés, … ont changé à notre vie ? Rien. Le progrès s’est fait imperceptible. Jusqu’en 2023.

L’espoir des LLM (Large Language Models)

ChatGPT a été la seule vraie révolution depuis les smartphones. Le BlackBerry, puis l’iPhone, avaient permis d’exploiter les moindres temps « morts » de notre journée. Nous sommes devenus des extensions d’internet. ChatGPT a mis dans nos mains une puissance encore jamais vue sous la forme de Large Language Models (LLM). Ces algorithmes, dont le fonctionnement reste mystérieux, promettent de révolutionner l’univers du travail. Certaines tâches vont enfin pouvoir être accélérées voire éliminées.

Bien entendu cette révolution en affole certains. L’IA générative va tous nous remplacer. Voilà la ritournelle habituelle. Mais ceux qui disent cela oublient que 70% des emplois fournissent des biens ou des services de proximité. Ils n’ont rien à craindre de production de contenus que les LLM vont faciliter.

Alors embrassons la révolution de l’IA générative pour ce qu’elle est : la promesse d’un nouveau saut de productivité.



Publié dans Innovation, Recherche.

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